The Last of Us (Analyse #02) : Les impitoyables instincts d’une humanité en déclin

Introduction

Comme nous avons pu le constater dans la première partie de cette analyse, l’accent de l’histoire de The Last of Us a essentiellement été mis sur la relation entre Joel et Ellie tout au long de l’aventure. Cependant, comme dans toute œuvre se situant dans un contexte post-apocalyptique, les questions sociétales et humaines occupent également une place importante. Le plus naturellement du monde, c’est avec la crainte de croiser des infectés, quel que soit leur stade d’évolution, qu’on se lance dans l’univers du jeu. Et au début, cela fonctionnera. Mais bien plus vite qu’on ne le pense, un tout autre message nous sera délivré par The Last of Us, ce qui sera là aussi une de ses plus grandes forces. Une citation en particulier illustre cet enseignement et c’est à Bill, un personnage secondaire, que nous la devons : « Tu sais, ces trucs sont horribles mais au moins ils sont prévisibles. C’est les gens normaux qui me foutent les jetons ». C’est effectivement ce que nous finirons par éprouver, nous aussi, en tant que joueur. Si le jeu de Naughty Dog met en scène de véritables monstres, il va surtout nous pousser à nous demander qui des hommes ou des infectés, finalement, mérite réellement d’être qualifié de la sorte.

 

La survie à tout prix

Durant les premières heures de l’aventure, l’essentiel des confrontations qui ont lieu nous opposent à des infectés de différents stades : coureurs, rôdeurs, claqueurs, colosses, tous répondent présent à l’appel. Certains ont une apparence encore relativement humanoïde tandis que d’autres n’ont plus rien d’humain. Ces derniers sont souvent les plus dangereux puisque non seulement ce sont ceux qui font le plus de dégâts, mais en plus ils sont susceptibles de nous tuer en one-shot. En parallèle, quelques affrontements nous opposent à des humains, au sein de la zone de quarantaine notamment, mais le tout se déroule sans véritable accroc et se limite bien souvent à de l’infiltration. On ne se sent pas vraiment en danger ni même en difficulté face à eux, par opposition aux rencontres avec les infectés qui sont toujours extrêmement anxiogènes et oppressantes. À ce moment-là donc, le jeu fait d’une certaine manière ce que le joueur attend de lui. Il nous confronte à un monde peuplé d’horribles créatures, du même genre que celles dont on a tous craint l’existence à un moment donné de notre vie, avant de comprendre qu’elles n’existaient pas. Et c’est justement le fait de se retrouver face à ce cauchemar finalement devenu réel qui nous terrifie.

Mais cela ne durera pas. À partir du moment où l’on arrive à Pittsburgh, la tendance va progressivement commencer à s’inverser. Le point de départ ? L’embuscade dans laquelle tombent nos deux héros. En route vers leur destination grâce à une voiture durement récupérée, ils sont forcés de faire un détour à cause d’une voie obstruée. Jusqu’ici, rien de bien surprenant étant donné le chaos provoqué par la pandémie un peu partout dans les villes. Mais soudain, un homme surgit au beau milieu de la route. Il titube, visiblement blessé, et implore leur aide. Joel s’arrête, s’attache et invite Ellie à faire de même tandis que celle-ci lui demande s’ils vont lui porter secours. Étant donné sa réaction avec la famille durant le prologue, on s’imagine que Joel va simplement faire preuve du même égoïsme et se dépêcher de partir, laissant ce pauvre homme à son triste sort. Mais quand Ellie réitère sa question, il répond qu’« il n’est pas blessé » avant de lui foncer dessus à toute vitesse. Effectivement, il ne l’était pas. Se sachant démasqué, l’individu sort immédiatement une arme et commence à faire feu pendant que de nombreux de ses compagnons sortent simultanément de leur cachette pour faire de même.

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Face à tous ces assauts, Joel perd le contrôle du véhicule et finit sa course dans la vitrine d’une boutique. C’est alors que démarre une scène d’une extrême violence où les individus en question, profitant du fait qu’Ellie et Joel sont sonnés par l’accident, surgissent pour s’en prendre à eux et terminer le travail. L’un des hommes attrape Ellie et la sort de force du véhicule tandis qu’un autre vient empêcher Joel de lui porter secours en faisant de même. Pris au dépourvu, notre protagoniste peine à se défendre et est violemment poussé la tête la première dans une vitrine qui vole en morceaux. Après quoi l’homme tente de le tuer en lui plantant le visage sur un des bouts de verre tranchants restés accrochés. C’est ensuite au joueur de prendre le relai et de se défendre en tuant tous ces hommes.

Cette séquence, aussi surprenante qu’éprouvante, n’est que la première d’une longue série. En progressant au sein de la ville, on découvrira que des survivants y ont élu domicile et que toute cette communauté tente d’attirer d’autres survivants en ville afin de récupérer toutes leurs ressources, puis de les tuer. Aucune pitié, pas même pour les enfants. Ceci, on le comprendra lors de la première rencontre musclée entre Joel et Henry, qui sera interrompue lorsque ce dernier apercevra Ellie. Il expliquera ensuite que dans cette ville, « loi du plus fort » oblige, ils n’acceptent pas les enfants. C’est uniquement avec ce détail qu’il a su qu’il pouvait faire confiance à Joel et qu’il a arrêté de se débattre. D’ailleurs, si lui et son petit frère Sam sont là, c’est également parce qu’ils ont été victimes d’une embuscade de laquelle ils ont réussi à s’échapper.

 

L’homme est un loup pour l’homme

C’est à ce moment-là du jeu qu’un élément intéressant à propos du passé de Joel est révélé. Ellie s’interroge. Comment a-t-il su qu’il s’agissait d’une embuscade ? Joel ne cherche même pas à lui cacher la vérité. Il a été l’un d’eux par le passé, et il connaît donc les différentes techniques destinées à tendre un piège aux autres. Cela nous surprend, nous choque, nous déçoit même. Pourtant, c’était sous notre nez depuis le début du jeu. Rappelons que Joel n’a pas hésité à tuer des hommes, ni même à torturer l’un d’eux juste dans le but d’obtenir des réponses. Ceci semble même être son quotidien puisqu’on sait qu’il a pour habitude de partir en expédition avec Tess afin de mettre la main sur des ressources, même si l’on a conscience qu’ils ne se montrent probablement pas aussi cruels que les survivants de Pittsburgh. De plus, cela donne tout son sens à un autre indice qui nous avait été fourni par Bill, qui après avoir affirmé que « ce sont les gens normaux qui [lui] foutent les jetons », ajoute « Tu es bien placé pour comprendre ça » en s’adressant à Joel. Ellie, qui semble avoir perçu le message, demande alors une explication qu’elle n’obtiendra pas à cet instant-là.

C’est ainsi que l’on comprend que dans un monde où la survie devient le quotidien, et même la seule préoccupation des hommes, certains n’ont plus de limite. Ils décident même parfois de s’en affranchir complètement. Leur humanité est morte au même titre que l’humanité entière durant la pandémie, au même titre que toutes les règles de vie en société et que toutes les instances chargées de veiller à leur application. Et ce, même chez des personnes dont on ne soupçonnait pas ce genre d’instinct à première vue. Joel en est le parfait exemple. Le père gentil et chaleureux que l’on rencontre dans le prologue est loin du Joel que l’on découvre dans ce monde post-apocalyptique, qui n’hésite pas à abandonner des familles en danger sans se retourner ou à faire du mal aux autres s’il en tire un intérêt. Cette réflexion sera d’ailleurs parfaitement explicitée lors de la visite de la Banlieue, quand Henry et lui se remémorent les premiers jours ayant suivi la catastrophe. On apprend que le premier réflexe des gens a été de se barricader chez eux afin de rester en sécurité, mais que tout a basculé à partir du moment où les ressources ont commencé à manquer. « C’est là qu’on voit de quoi les gens sont vraiment capables », conclut Joel.

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À Pittsburgh, les survivants tuent à vue et pillent les cadavres sans la moindre vergogne

Mais sans doute de tels comportements ont-ils aussi été provoqués par une armée qui a profité de la situation pour devenir tyrannique et autoritaire avec les survivants, n’hésitant pas, d’après ce que l’on comprend, à s’auto-proclamer chef de l’humanité. Alors que les gens avaient besoin d’être aidés et protégés, ils ont en réalité été pris au piège et trahis par les instances en lesquelles ils avaient le plus confiance. Tous les espoirs de l’humanité, de la société, reposaient sur une armée qui n’a pu se protéger elle-même de la corruption d’un tel monde. Joel aussi en a malheureusement fait les frais puisque c’est à l’armée qu’il doit la mort de sa fille, et non à l’épidémie ou au virus. D’ailleurs, il nous est possible d’être témoin de ces dérives dans la zone de quarantaine au tout début du jeu, où l’on peut assister à une exécution publique en plus de voir les nombreux mauvais traitements qu’infligent les soldats à ceux qui n’obéissent pas au doigt et à l’œil. Plus encore, il est possible de voir Joel se faire tuer pour peu que l’on refuse d’obéir aux deux ou trois avertissements du garde, qui nous demande de passer notre chemin si l’on s’approche trop près de la scène.

Enfin, dernière preuve de cela, il nous sera possible de mettre la main sur de nombreux documents, ou encore de tomber sur de nombreux tags dans les rues de Pittsburgh, qui attestent de la guerre qui a fini par éclater entre l’armée et plusieurs groupes de survivants, lassés de subir de tels traitements. Visiblement privés de vivres et violentés, certains en sont arrivés à s’insurger et à mettre en place une rébellion. Conséquence de cela, beaucoup de personnes ont perdu la vie dans les deux camps. Dans un monde déjà en proie au chaos et à la peur, les abus de l’armée n’ont donc fait qu’empirer la situation et ont conduit un peuple déjà terrifié dans ses derniers retranchements. C’est ainsi que l’homme s’est retrouvé confronté à deux types d’ennemis : les monstres, mais aussi lui-même.

 

Le mal à l’état pur

S’il y a bien un personnage secondaire que l’on doit retenir dans l’histoire de The Last of Us, c’est assurément David. À vrai dire, il est même très difficile de l’oublier tant celui-ci marque durablement l’esprit du joueur comme celui d’Ellie. On le rencontre pour la première fois alors que cette dernière se trouve dans une situation où elle est plus vulnérable qu’elle ne l’a jamais été. Elle est seule dans la nature, à la recherche de nourriture tandis que Joel est en pleine convalescence après les événements tragiques de l’université. Instinctivement, son premier réflexe – tout comme celui du joueur – est de se méfier de lui. Malgré ses airs et surtout son comportement angélique, Ellie choisit de rester perspicace et refuse de lui faire confiance tandis qu’il tente par tous les moyens de la convaincre de ses bienveillantes intentions. Elle accepte tout de même un marché qui pourrait lui être bénéfique : échanger de la nourriture contre des médicaments destinés à soigner Joel. Toujours en état d’alerte, Ellie se voit néanmoins contrainte de coopérer avec David afin de repousser les assauts d’un grand nombre d’infectés, qui ne nous laissent plus le temps de réfléchir. Durant une longue séquence assez éprouvante, on va ainsi pouvoir constater la gentillesse de l’homme, qui nous aide autant qu’il le peut et qui n’hésite pas à se mettre en danger pour couvrir nos arrières. À terme, Ellie commence naturellement à baisser sa garde et à éprouver de la sympathie pour lui, au même titre que le joueur.

Grave erreur. C’est à ce moment-là que David commence à dévoiler son vrai visage avec un discours qui montre qu’il sait en réalité plus ou moins qu’Ellie est la petite fille qui accompagne Joel. Cela signifie qu’il connaît Joel, et donc que ce sont ses hommes qui les ont attaqués auparavant. On réalise alors qu’il est de ces individus de la pire espèce. Ceux qui sont manipulateurs, vicieux mais surtout très persuasifs. Ceux qui arrivent à nous retourner le cerveau sans même que l’on ne s’en rende compte, et en dépit de toute la volonté que l’on peut mettre à garder les idées claires. D’ailleurs, c’est ce qu’il a déjà réussi à faire. Et cela ne va pas s’arranger puisque l’on va rapidement découvrir qu’il est prêt à commettre les pires horreurs sans même éprouver le moindre remord. Il vole, il torture, il tue. Pour lui, les survivants sont des proies, et il est littéralement un chasseur puisqu’il finit par manger ses victimes. Mais bizarrement, il ne semble pas avoir cette idée en tête pour Ellie. Il continue de se montrer d’une étonnante bienveillance avec elle et il ne semble pas vouloir lui faire du mal. Pire, il tente de la convaincre de rester à ses côtés. On comprend ainsi qu’il éprouve une certaine attirance envers elle, ce qui le rend d’autant plus monstrueux.

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David n’hésitera pas à s’en prendre à Ellie après que cette dernière l’ait repoussé

Ellie comprend où il veut en venir et constatant toutes les horreurs qu’il a pu commettre, elle le traite immédiatement de monstre. Lui ne se voit pas comme cela. Il lui répond même que c’est un jugement un peu hâtif, avant de la confronter à ses propres actes, à ceux qu’elle a commis avec Joel. Combien de gens ont-ils tué pour rester envie, pour en arriver là où ils sont aujourd’hui ? « Ils nous ont pas laissé le choix » rétorque-t-elle naturellement. C’est la réponse que David attendait, puisque lui aussi peut dire la même chose. « Il faut tuer pour survivre » ajoute-t-il, avant d’expliquer que dans un monde tel que le leur, il faut s’occuper des siens à n’importe quel prix. La suite, on la connaît déjà. Ellie va le repousser puis s’échapper, avant d’être traquée par David et ses hommes dans toute la ville. Blessé d’avoir été rejeté, il va chercher à s’en prendre à elle. Mais il va perdre la bataille. Il va finir par être littéralement réduit en bouillie par une Ellie qu’il aura réussi à dépouiller de toute l’innocence qu’il lui restait, de tout l’optimisme qu’elle avait réussi à garder dans un monde aussi violent et monstrueux.

 

Démon intérieur

Sur les quatre saisons présentes au sein du jeu, David n’aura été présent que durant l’hiver. Et pourtant, il aura indéniablement marqué l’histoire de The Last of Us à tous les niveaux. Il nous aura montré que même avec toute la méfiance du monde, il reste possible d’être piégé, dupé, trahi de la pire des manières. Plus encore, il nous aura poussé à réfléchir sur les actes commis par Ellie et Joel tout au long du jeu. Nous aussi, en tant que joueur, trouvions cela presque normal. Après tout, si nous avons tué tous ces individus, c’était par légitime défense. Mais n’a-t-on pas franchi quelques limites pour autant ? Le meurtre était-il la seule et unique solution à chaque fois ? En y repensant, il nous pousse même à aller plus loin dans notre réflexion et notre prise de conscience. Finalement, Joel est-il si différent que cela de David ? Lui qui a tué son voisin de sang-froid avant d’abandonner une pauvre famille au bord de la route durant le prologue. Lui qui a torturé et tué des gens uniquement dans le but d’obtenir des ressources ou des informations. Lui qui justifiait ce comportement auprès de Tess en affirmant qu’ils étaient juste « des survivants ». Lui qui a voulu abandonner Ellie, une simple enfant, à son sort à de nombreuses reprises. Lui qui, la sachant entre les mains de David et de ses hommes, est entré dans une colère si noire qu’il s’est montré d’une violence sans nom.

Cette question va plus que jamais nous être reposée face aux événements de la fin du jeu, lorsqu’il n’hésite pas à assassiner le chirurgien des Lucioles alors qu’il aurait simplement pu se contenter de le neutraliser. Par amour, mais aussi par égoïsme, il ira jusqu’à condamner l’humanité dans sa totalité en la privant de ses derniers espoirs de renaître de ses cendres. « Espèce de monstre ! », lui hurle l’une des infirmières présentes dans la pièce. Ces propos font irrémédiablement penser à ceux tenus par Ellie à l’encontre de David quelques heures de jeu auparavant. De la même manière, le comportement de Joel s’assimile à celui dont David ventait les mérites à Ellie. Dans ce monde, il faut s’occuper des siens à n’importe quel prix. C’est exactement ce qu’il est en train de faire.

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Joel est prêt à tout pour empêcher quiconque de s’en prendre à Ellie

Ainsi, Joel nous apparaît sous ce prisme là comme un personnage complexe. Sa manière de se comporter, de prendre ses décisions, devrait le rendre détestable. Et pourtant, à aucun moment on n’en arrive à le détester car toutes les horreurs qu’il commet, il les commet par amour. Cela veut-il dire que Joel est un David en puissance ? Probablement pas, car David semblait le faire en en tirant un certain plaisir au passage. Ce n’est assurément pas le cas de Joel qui cherche la rédemption dès qu’il en a l’occasion et qui évite autant que possible de telles dérives. On remarquera d’ailleurs qu’Ellie semble être le canalisateur de son côté sombre, la barrière qui l’empêche de perdre pied définitivement. Pour cause, les seules fois où il fait usage de ses plus terribles instincts, c’est lorsqu’elle n’est pas à ses côtés. Au début du jeu, alors qu’il ne la connaît pas encore. Au cours de l’hiver, quand elle a disparu. Puis à la fin du jeu, alors qu’elle est sur le point d’être tuée par l’opération. Finalement, c’est comme si l’innocence et l’optimisme d’Ellie étaient la seule chose dont Joel avait besoin pour conserver la part d’humanité qu’il lui reste.

Tout cela donne d’autant plus de force à la scène finale du jeu, pré-épilogue, qui nous permet de tirer un enseignement limpide de l’histoire de The Last of Us. Dans le prologue, Joel portait Sarah à bout de bras afin de la protéger des infectés. Il la protégeait de nos pires cauchemars qui venaient véritablement de prendre vie. En s’échappant de Salt Lake City, Joel porte Ellie à bout de bras afin de la protéger des Lucioles, qui sont prêts à la sacrifier pour obtenir un vaccin potentiel. Omniprésents au lancement du jeu, les monstres sont étonnamment absents de toute la partie finale. Et c’est exactement sur cela que repose tout le message de The Last of Us. En réalité, le plus terrifiant et le plus dangereux des monstres pour l’homme, ce n’est autre que lui-même.

 

Retrouvez les autres parties de l’analyse de The Last of Us :

 

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