Édito | Retour sur l’interview de Neil Druckmann remaniée par Sony
Une récente interview de Neil Druckmann pour Sony a suscité de nombreux débats dans l’industrie avec ses déclarations sur l’IA et la redéfinition des perceptions du jeu vidéo. La polémique qui en a résulté a révélé des pratiques troublantes de manipulation des propos chez Sony.
Le 23 mai dernier, Sony publiait une interview de Neil Druckmann. Dans celle-là, l’actuel co-président de Naughty Dog revenait sur la fusion de la narration et de la technologie dans l’industrie du jeu vidéo ainsi que sur le potentiel créatif de la prochaine production des Dogs.
Ses déclarations ont fait le buzz sur la toile, mais sa réaction à la diffusion de l’interview a eu un impact encore plus grand. En effet, quelques jours après sa publication, Neil Druckmann a nié sur X (Twitter) les propos qui lui étaient attribués. Il semble que Sony ait remanié ses dires, une situation inhabituelle qui soulève des questions, sur lesquelles je vais m’appuyer aujourd’hui dans cet édito.
Le « choc » provoqué par l’interview
La récente interview de Neil Druckmann pour Sony a attisé de nombreux débats à sa sortie. À la tête de Naughty Dog, l’un des studios les plus influents de l’industrie vidéoludique à ce jour, Druckmann a fait des déclarations audacieuses sur l’Intelligence Artificielle (IA) et la possibilité que le studio à la patte rouge puisse « redéfinir les perceptions habituelles du jeu vidéo ».
L’IA va réellement révolutionner la manière dont le contenu est créé, même si elle soulève certaines questions éthiques que nous devons aborder. Avec des technologies comme l’IA et la possibilité de faire de la capture de mouvements depuis chez soi, nous réduisons à la fois les coûts et les obstacles techniques, ce qui nous permet de nous lancer dans des projets plus aventureux et de repousser les limites de la narration dans les jeux. […] L’IA nous permettra de créer des dialogues et des personnages nuancés, élargissant ainsi les possibilités créatives. Toutefois, il est essentiel de diriger ces outils avec précision pour obtenir les résultats escomptés.
Ces propos frappants, publiés sur le site de Sony, ont suscité la controverse. De fait, Druckmann a affirmé que l’IA pourrait révolutionner la manière dont le contenu est créé. Laissant entendre que Naughty Dog est à la pointe de cette transformation. Bien que l’idée que l’Intelligence Artificielle puisse améliorer la qualité et la complexité des jeux est fascinante, force est de se questionner sur l’avenir de la création artistique et le rôle des développeurs.
Ces dires ont été une source de débat intense, et je ne peux que le comprendre. Ils peuvent étonner d’un auteur, car c’est la casquette qu’a définitivement adoptée Neil Druckmann avec The Last of Us et dont il étend les perspectives en travaillant aussi sur la série HBO. Mais qui peuvent également inquiéter de la part d’une personne qui est à la tête d’un des studios-phares de PlayStation aujourd’hui.
La réputation de Naughty Dog endommagée ?
De nombreuses personnalités issues de l’industrie ont d’ailleurs exprimé leur scepticisme et leur désarroi quant à ces déclarations. Tel est le cas de Jessie Lam, concept artist chez Brass Lion, qui relève de son côté une « insulte au médium ».
Naughty Dog has some of the highest concentration of overly qualified game engineers and also some of the most sought after game art talent in the industry.
This is a failure of leadership and an insult to the medium. https://t.co/OouKflHMkS
— Jessie Lam _(:3 」∠ ) (@axl99) May 23, 2024
Naughty Dog possède l’une des concentrations les plus élevées d’ingénieurs de jeux surqualifiés et également certains des talents en art du jeu les plus recherchés de l’industrie. C’est un échec de leadership et une insulte au médium.
En tant que fan, je ne peux que souligner la capacité du studio Naughty Dog à raconter de merveilleuses histoires. Depuis des années, les aventures de Joel et Ellie (The Last of Us) et les périples de Nathan Drake (Uncharted) me fascinent. D’ailleurs, ces titres n’ont fait qu’enrichir mon amour pour la narration. Cela n’aurait probablement pas été possible sans la sensibilité et l’importance que les équipes de développement ont accordé au scénario de ces deux licences. Des aventures qui me sont particulièrement chères.
En ce sens, l’écriture nécessite une personnalité, une ‘patte humaine’, que l’IA ne peut pas reproduire. Il est donc normal que l’interview partagée par Sony ait suscité une controverse évidente.
Le contre-uno de Neil Druckmann
Face à la polémique grandissante, Neil Druckmann a pris la parole sur X (Twitter) quelques jours après la publication de l’interview. Il a démenti les propos qui ont été rapportés et a ainsi présenté ses véritables réponses et sa propre vision. Il aborde également le prochain projet des Dogs.
In editing my rambling answers in my recent interview with SONY, some of my words, context, and intent were unfortunately lost. Well, here's the full long rambling answer for the final question about our future game… pic.twitter.com/tVuxX3LYJF
— Neil Druckmann (@Neil_Druckmann) May 25, 2024
En éditant mes réponses décousues lors de ma récente interview avec SONY, certains de mes mots, contextes et intentions ont malheureusement été perdus. Eh bien, voici la réponse complète et décousue à la dernière question sur notre futur jeu…
Réponse officielle de Neil Druckmann accordée à Sony :
Je travaille actuellement sur un nouveau projet. Et c’est peut-être le projet qui m’a le plus enthousiasmé jusqu’à présent. Je ne peux pas en parler, sinon nos patrons vont se mettre en colère contre moi. Et je suppose que c’est une question générale, il se passe actuellement quelque chose que je trouve très cool. Il y a une nouvelle appréciation des jeux que je n’avais jamais vue auparavant. Quand j’étais jeune, les jeux étaient plutôt réservés aux enfants. Maintenant, c’est clairement pour tout le monde. Mais si vous êtes un joueur, vous connaissez le potentiel des jeux, alors que les non-joueurs ne savent pas vraiment ce qu’ils ratent. Mais j’espérais qu’en faisant de The Last of Us une série télévisée, nous pourrions changer cela. Et c’est pourquoi j’ai été tellement impliqué dans ce projet. Je voulais tellement que ce soit bon parce que je voulais que cela arrive, c’est-à-dire que quelqu’un regarde la série et l’aime vraiment. Qu’il tombe amoureux de ces personnages comme nous sommes tombés amoureux de ces personnages et de leur histoires. À la fin, on se rend compte qu’il s’agit d’un jeu vidéo, puis on va voir le jeu et on se rend compte de la richesse des récits et de tout ce qui se passe dans les jeux. Aujourd’hui, j’ai l’impression que les jeux vidéo sont sous les feux de la rampe. Et vous savez, Fallout vient de sortir. Et c’est un grand succès pour Amazon. Et je trouve cela vraiment passionnant. Non pas que les jeux doivent être des films ou des émissions de télévision, mais je pense que cela ouvre les yeux à un grand nombre de personnes qui n’étaient pas conscientes du type d’expériences qui existent dans les jeux. Je pense que nous avons atteint le point de basculement où les gens se rendent compte qu’ils peuvent vivre des expériences incroyables dans les jeux. Je suis donc non seulement enthousiaste pour ce jeu que nous sommes en train de réaliser – et c’est quelque chose de vraiment nouveau pour nous – mais je suis également impatient de voir comment le monde réagit à ce jeu. Grâce à The Last of Us et au succès de la série, les gens, même en dehors du monde du jeu, nous regardent pour voir ce que nous allons faire. Je suis très impatient de voir quelle sera la réaction à ce projet – et j’en ai déjà trop dit. Je m’arrêterai là. Vous me demandez donc quels sont les projets de mes rêves. J’ai eu la chance de travailler sur mes jeux préférés avec des collaborateurs incroyables et je leur en suis très reconnaissant.
À la suite de cette prise de parole, Sony a décidé de dépublier l’interview et de présenter ses excuses à Neil Druckmann. L’interview n’apparaît donc plus sur la page, qui affiche uniquement un message d’erreur désormais. Une décision rare et inhabituelle, d’autant que même en étant PDG de Naughty Dog, Druckmann reste un employé de Sony.
Cette situation est exceptionnelle, et ce à plusieurs égards. Dans un premier temps, elle souligne l’influence de Neil Druckmann dans l’industrie du jeu vidéo. Sa répartie publique et la décision de Sony de retirer l’interview montrent qu’il est une figure de proue dont l’opinion est respecté, même auprès de son grand patron. Ce gain de cause pointe également sa place privilégiée ainsi que celle de Naughty Dog auprès de Sony.
D’autre part, cet évènement met en lumière les dynamiques relativement complexes entre les créateurs de jeux vidéo et les entreprises qui les emploient. Elle soulève également un autre phénomène, celui de la transparence et l’honnêteté dans la communication. Le remaniement de l’interview de Neil Druckmann rappelle le respect qui doit être accordé aux prises de paroles des créateurs et leurs intentions.
La communication chez PlayStation
Cet incident met l’accent sur les pratiques de communication chez PlayStation. L’interview biaisée nous montre que Sony n’a pas hésité à manipuler les propos de Neil Druckmann pour divulguer sa propre vision et objectifs stratégiques.
Il est judicieux de noter que les membres des PlayStation Studios s’expriment de moins en moins publiquement. Du moins, à l’exception d’entrevues organisées en interne par PlayStation, comme par exemple les “Creator to Creator” qui offrent souvent une vision édulcorée et biaisée de la réalité, où les propos des créateurs sont adaptés pour mieux servir les objectifs de l’entreprise. L’interview de Druckmann sur le site de Sony n’était qu’une illustration flagrante de cette tendance inquiétante.
Pourquoi avoir reformulé les dires de Neil Druckmann ? Aucune réponse à ce jour, mais quelques hypothèses. De fait, il se pourrait que Sony ait voulu partager sa vision avant celle de Druckmann et de Naughty Dog.
Sony a tenté de faire dire en toute impunité ce qu’il voulait à Druckmann, allant jusqu’à fabriquer du sens. Une initiative qui ne peut que nuire à son image et celle de son équipe. Le fait que le mensonge soit dévoilé au grand jour remet également en question la crédibilité de PlayStation. Cette approche soulève des questions éthiques importantes sur la liberté d’expression des créateurs et sur l’intégrité des messages diffusés au public.
La manipulation, un jeu dangereux
Cette pratique de l’auto-interview pose des questions d’éthique. En effet, en cherchant à imposer sa propre vision au détriment de celles des créateurs, Sony risque d’endommager la crédibilité de ses studios et de ses employés. La dépublication de l’interview de Neil Druckmann remet d’ailleurs en question la fiabilité des messages diffusés par PlayStation et pourrait entraîner une perte de confiance du public.
De plus, en restreignant l’expression des créateurs, Sony pourrait aussi étouffer deux éléments essentiels à la réussite et la réputation des jeux vidéo : l’innovation et la créativité. Enfin, cette technique de communication biaisée pourrait tromper les joueurs eux-mêmes, particulièrement ceux qui suivent avec grand intérêt l’actualité des studios.
Un enjeu crucial se joue actuellement entre les professionnels et le public. En outre, Naughty Dog a montré en quoi le mensonge peut être utile dans certains cas. Je pense notamment aux nombreuses bandes-annonces trompeuses de The Last of Us Part II qui mettaient en scène Joel. Ces dernières ont réussi a trompé, à bon escient, les attentes des joueurs. Cependant, les abus pourraient finir par briser le lien qui unit les productions au public le plus impliqué.
L’interview controversée de Neil Druckmann pour Sony a mis en lumière des pratiques troublantes de manipulation des propos et de contrôle de la communication au sein de PlayStation.
Pour le bien de l’industrie du jeu vidéo, il est crucial que les entreprises respectent la voix et l’intégrité de leurs créateurs. La transparence et l’honnêteté dans la communication sont essentielles pour maintenir la confiance du public. Cette affaire, que nous avons suivi de près, pourrait bien servir de rappel de l’importance de ces valeurs fondamentales dans l’industrie du jeu vidéo.
— Édito proposé par Emma.
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CRÉATION : 27 septembre 1984 (JAM Software)
RACHAT PAR SONY : 2001
NOMBRE DE LICENCES : 9
NOMBRE DE JEUX : 20