Édito | Non, Naughty Dog n’est pas devenu « woke » avec Intergalactic

Parmi les PlayStation Studios, Naughty Dog est un des plus réputés. Pourtant, ses derniers jeux ont subi des attaques virulentes en ligne. En prêtant attention à ces commentaires, on en arrive à un constat sur ce qui anime réellement ces réactions faussement offensées par des titres comme Intergalactic ou The Last of Us Part II avant lui.

Naughty Dog est un nom qui impose une forme de respect dans l’industrie pour la qualité maintes fois reconnue de ses productions en 40 ans d’existence. Je nuancerais cependant en soulignant que la culture d’entreprise qui y régnait — espérons que ce ne soit plus qu’une affaire de passé —, forgée depuis longtemps sur le crunch, ne vend pas vraiment du rêve pour les professionnels. Mais jusqu’à récemment, rejoindre les Dogs, c’était rejoindre l’élite.

Un son de cloche différent sonne depuis peu. Une proportion du public se veut bien bruyante sur les réseaux sociaux. Après la vague de harcèlement contre The Last of Us Part II et ses équipes, c’est au tour d’Intergalactic: The Heretic Prophet d’être attaqué. Le visage de l’héroïne du nouveau jeu de Naughty Dog ne revient visiblement pas à certains… Après Ellie et Abby, Jordan fait les frais de la haine en ligne. On notera qu’il s’agit une fois de plus d’un personnage féminin…

Le mois qui commence sera ponctué par la journée internationale des droits des femmes le 8 mars. Cela m’a semblé être le bon moment pour revenir sur la fresque de personnages féminins qui habitent les jeux Naughty Dog. Ce sera l’occasion de revenir sur les polémiques et ce qui se cache réellement derrière les discours accablants.

Des femmes compétentes sous la plume de Naughty Dog

Historiquement, Naughty Dog a un léger passé salace. Du temps où le studio se nommait JAM Software, ses deux fondateurs aimaient à se donner un ton irrévérencieux, comme l’aurait fait la plupart des ados de leur jeune âge l’époque. Puis, en grandissant, leurs titres ont pris en maturité. Leurs personnages ont pris en profondeur, les femmes ont commencé à occuper davantage l’écran. De Crash Bandicoot à The Last of Us, tant de noms se sont imposés.

Naughty Dog sait écrire des personnages féminins

Si Naughty Dog s’est démarqué par son écriture, c’est aussi parce que les équipes n’ont pas construit des personnages monolithiques. Dans ses premières heures avec PlayStation, le studio commence par relier féminité avec intelligence, que ce soit au travers de Coco dans Crash Bandicoot 2 ou de Keira dans Jak and Daxter. Au-delà des canons de beauté qu’elles reprennent, elles sont aussi, et surtout, qualifiées dans leur domaine, d’ailleurs souvent associé au masculin (la technologie et la mécanique). Et le diaporama ne serait pas complet si je ne mentionnais pas Ashelin, aussi redoutable que respectée dans Jak II et Jak 3.

La complexité ne fait ensuite que grandir avec les licences des Dogs nées sur PS3. Si on prend Uncharted, la galerie est déjà vaste. Au côté du téméraire Nathan Drake, qui cache bien des fêlures derrière son humour, nous retrouvons des personnages féminins tout aussi contrastés que lui. La sagacité d’Elena Fisher n’aura échappé à personne, tout comme l’ingéniosité d’une Chloe Frazer qui n’a pas froid aux yeux. Celle-ci a ensuite trouvé en Nadine Ross une acolyte aussi forte que valeureuse.

Je pourrais même citer Katherine Marlowe, qui a su s’imposer comme dirigeante d’un Ordre secret de grande envergure. Et tous ces modèles de femmes mûres, expérimentées, voient déjà la relève émerger à la fin d’Uncharted 4: A Thief’s End en la personne de Cassie Drake, la fille de Nate et Elena. Curieuse, éclairée et déjà dotée d’un caractère affirmé, elle aurait tout pour devenir une grande héroïne à son tour.

Naughyt Dog vous fait jouer Chloe Frazer, secondée par Nadine Ross, dans Uncharted The Lost Legacy.
Chloe et Nadine. © Naughty Dog / Sony Interactive Entertainment

Puis vint The Last of Us, une licence de Naughty Dog qui met plus que jamais les femmes en position de force. On commence par incarner la frêle Sarah au regard déjà lucide sur le monde. La suite des événements contraint son père, Joel, à se retrancher en lui, laissant les rênes bien plus tard à Tess. C’est effectivement son agentivité qui leur permet de survivre selon les lois de la zone de quarantaine de Boston. Quand il s’agit de négocier, c’est elle qui s’en va traiter avec Marlene, la cheffe des Lucioles. Ce n’est d’ailleurs pas la seule femme en position de leader. Maria, la dirigeante de Jackson, en impose tout de suite par son autorité. Mais tout ça, c’est sans compter sur la nouvelle génération.

Ellie s’illustre déjà par sa maturité et son indépendance (sans compter son humour, bien sûr !) dans le premier TLOU. Puis, dans TLOU 2, d’autres facettes de sa personnalité font surface. Bornée mais responsable en même temps, elle est probablement l’un des personnages les plus complets et complexes que Naughty Dog ait écrits.

Et ce sont d’autres personnages féminins qui contribuent à la faire grandir également. Maria lui fait confiance pour partir chercher Tommy ; Dina, sa partenaire, l’accompagne jusqu’au bout loyalement ; Abby, qui elle a eu une belle démonstration de résilience aux côtés de Yara, finit par la traiter en égale au terme d’un périple qui les a poussées toutes deux au bout de leurs retranchements. Toutes, sans exception, sont mémorables.

#TLOUPhotoModo : Ellie et Abby dans TLOU2 par @PoachiiN
Ellie et Abby. © Ryan PoachiiN

De Crash Bandicoot à Intergalactic, des modèles diversifiés

Dresser cette galerie de portraits m’amène à un constat général : rien qu’avec l’exemple des femmes représentées dans les jeux de Naughty Dog, du moins depuis l’ère PlayStation, aucune ne se ressemble vraiment et pourtant, toutes sont marquantes. Aucune n’est traitée en surface. Qui plus est, la pluralité des profils donne matière à multiplier les points de vue. Cela apporte par conséquent plus de relief à la narration des différents jeux.

Je pose alors la question : à quel moment la diversité a-t-elle nui aux licences de Naughty Dog ? Quand Ellie a révélé ses sentiments pour sa meilleure amie dans Left Behind, offrant des scènes qui restent encore iconiques aujourd’hui ? Quand Abby a dévoilé une musculature que beaucoup lui envient et qui contribue à traduire une part de la psyché de son personnage ? Ou encore quand les racines indiennes de Chloe Frazer ont refait surface pour l’entraîner sur une quête inédite ?

De maintes façons, Naughty Dog a écrit des personnages féminins crédibles, auxquels on s’attache, voire qui deviennent des modèles. En faisant d’Ashelin, Marlowe, Maria et Marlene des femmes de pouvoir, le studio montre que l’autorité n’incombe pas qu’à un genre. D’ailleurs, elle n’incombe pas non plus à une couleur de peau. Le studio transcende toutes les apparences. Il répartit les les valeurs et les défauts de sorte que tout le monde soit représenté. Tout ça est en outre fait avec nuance.

Marlene dans The Last of Us Part I.
© Naughty Dog / Sony Interactive Entertainment

Pourquoi le nouveau jeu de Naughty Dog a fait tant réagir ?

J’en viens au point qui fâche : qu’est-ce qui pose problème avec Jordan dans Intergalactic ? Surtout qu’on sait encore très peu de choses d’elle. Un parallèle pourrait bien être dressé avec Ellie et Abby, qui subissent aussi bien des attaques. Je veux bien exclure les discours argumentés ou ceux emprunts de l’émotion de The Last of Us Part II. Alors qu’est-ce qui relie ces trois personnages ?

J’ai bien une hypothèse. Jordan est incarnée par Tati Gabrielle, qui lui prête son physique en plus de sa performance. Il y a quelque chose d’antipathique dans son attitude, mais comme peut se montrer Ellie dans TLOU 2. C’est son physique qui est en grande partie pointé du doigt, et plus exactement le fait qu’elle ait le crâne rasé. Quand l’actrice jouait dans le film Uncharted, aucune voix ne s’est élevée bruyamment pour attaquer son apparence. Sans chevelure, c’est une part de sa féminité qu’on lui refuse symboliquement.

Jordan, la nouvelle héroïne de Naughty Dog, se rasant le crâne dans le trailer d'Intergalactic The Heretic Prophet.
© Naughty Dog / Sony Interactive Entertainment

Cette réflexion est assez semblable à celle qu’on peut retenir du cas Abby. Naughty Dog a opté pour une femme avec une musculature imposante. Or, ce point revient continuellement dans les échanges des joueurs. On constate tous que The Last of Us Part II témoigne explicitement de l’attirance qu’elle peut susciter chez la gent masculine. Pour autant, sa carrure gêne. Elle est vraisemblablement plus acceptée chez les hommes (qui s’est plaint que Joel soit particulièrement carré malgré le fait de vivre dans une ville rationnée ? Personne.). À ce titre, la protagoniste n’est pas jugée réaliste. Et plus que ça, elle ne représente pas un objet de désir, ce qui semble la retrancher au rang de bouc-émissaire.

Ce dernier point est essentiel, car il relie les trois héroïnes. Ellie est un personnage qui rentre dans les canons. Pourtant, à partir du moment où ses préférences romantiques se sont dévoilées, là aussi un mur s’est dressé entre elle et une part du public. Régulièrement, on peut lire des commentaires qui ne veulent pas de ça dans les jeux. Pourtant, personne ne reprochait à Nathan Drake ses aventures, si ? Le problème est donc là : en tant que lesbienne, Ellie représente une minorité que certains ne veulent pas voir. Plus encore, elle n’est plus désirable par les hommes, si bien que certains en viennent à la rejeter.

Naughty Dog a imaginé une scène romantique entre Ellie et Riley dans The Lasrt of Us Left Behind.
Riley et Ellie dans The Last of Us: Left Behind. © Naughty Dog / Sony Interactive Entertainment

Pendant des décennies, les jeux de Naughty Dog n’ont pas spécialement fait d’esclandre. Aujourd’hui, les mœurs ont évolué. Le studio a prouvé son savoir-faire narratif depuis belle lurette. Mais j’en viens au constat que certains n’acceptent de jouer des femmes que si elles sont désirables à leurs yeux. Chloe Frazer en est l’exemple même. Or, qui a joué à un jeu des Dogs ces dernières années sait parfaitement que tous ces personnages ne se définissent pas seulement par une coupe de cheveux, une attirance ou une obédience.

Ce brouhaha misogyne envers des personnages exclusivement féminins apparaît bien ridicule face à un studio qui n’a plus rien à prouver en matière d’écriture. Naughty Dog a fait de ses jeux une célébration de la différence. Et ne cherchez pas d’agenda derrière tout ça. Pour écrire de bons personnages, les Dogs ont simplement compris qu’il fallait explorer l’humain sous toutes ses facettes.

— Édito proposé par Keira